(SORBONNE, PARIS, LE 26 MAI 2023)
Madame la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche,
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs,
Voilà un siècle que l’Académie des Sciences d’Outre-mer, laboratoire intellectuel et institut d’idées, s’attèle à mettre en œuvre sa devise, constituée des quatre verbes lancés, le 18 Mai 1923, ici à la Sorbonne, par son premier secrétaire perpétuel, Paul Bourdarie : « savoir, comprendre, respecter, aimer ».
Cette devise est loin d’avoir vieilli. Elle est toujours d’actualité : elle peut nous servir de clé de lecture du monde incertain que nous vivons, un monde secoué par une crise de valeurs sans précédent, un monde qui a retrouvé le niveau des inégalités d’il y a un siècle, un monde globalement plus riche, mais où la moitié de l’humanité vit en dessous du seuil de pauvreté, un monde caractérisé par la violence, par des pénuries, par des poussées inflationnistes, par la montée des populismes et du racisme. Le retour de la guerre en Europe avec le conflit russoukrainien et de manière générale l’existence de tensions géopolitiques accompagnées de l’émergence de nouveaux rapports de force entre Etats d’une part, entre Etats et acteurs non étatiques d’autre part, est une autre caractéristique de notre époque. Parmi les acteurs non étatiques, on peut citer notamment les multinationales dont la capacité de mobilisation, sur le plan économique, dépasse celle des Etats et les organisations terroristes et criminelles qui contestent aux Etats le monopole de la violence légitime.
S’agissant des Etats, leurs rivalités dans la quête de puissance restent la base des relations internationales, confirmant ainsi, chaque jour, qu’ils n’ont pas d’amis, mais des intérêts. Du reste, n’est-ce pas pour cette raison qu’il est difficile de construire des solidarités, que le multilatéralisme a toujours été plus un outil de négociation instrumentalisé (comme le montrent les interventions en Libye et en Irak) qu’un projet de pacification des relations internationales par la coopération ? Pourtant, celle-ci est rendue indispensable par les menaces à la paix et à la sécurité internationale, par les risques de pandémie comme la covid 19 ou par les turbulences écologiques.
Malheureusement, en lieu et place d’un multilatéralisme capable de prendre en charge la gestion des biens publics mondiaux, de promouvoir une gouvernance politique et économique mondiale plus démocratique, le monde s’oriente vers la multipolarité avec un basculement progressif de son centre de gravité. D’aucuns pensent que la covid 19 a accéléré ce basculement, cette recomposition de la hiérarchie des puissances, occupant ainsi, d’après certains spécialistes, dans l’histoire une place équivalente à celle des première et deuxième guerres mondiales ou de la chute du mur de Berlin. Celle-ci a même fait croire, on s’en souvient, à la fin de l’histoire comme, au terme de la bataille d’Iéna, en 1806, Hegel, observant de sa fenêtre le défilé des troupes victorieuses de Napoléon 1er, conclut que cet évènement, conduisant au triomphe d’un nouvel ordre politique, celui de la révolution française, constitue le terme de l’histoire. Nous savons maintenant qu’il n’en était rien : l’histoire n’a pas de fin. Le temps des crises revient, bouleversant nos certitudes. Parmi ces bouleversements on note le glissement d’une économie dominée par le pétrole vers une économie dominée par le numérique : en effet la capitalisation boursière des sept (7) majors du numérique, estimée à plus de 7000 milliards de dollars, est environ trois fois supérieure à celle des six (6) premières compagnies pétrolières mondiales, estimée à un peu moins de 2500 milliards. Cela donne une idée de ce que sera l’intelligence artificielle, ce nouvel outil de puissance qui finira par tout contrôler, nos cerveaux compris. Parmi ces bouleversements il y a le changement climatique comme nous le rappelle le dernier rapport du Groupe Intergouvernemental des Experts sur l’évolution du Climat (GIEC). Tout cela rend notre monde plus incertain.
Mesdames et Messieurs,
En réalité le monde, quelle que soit l’époque, n’a
jamais été certain. Nous ne disposons d’aucune boule de cristal pour prévoir l’avenir avec certitude, surtout que les hommes n’ont jamais compris que « nous sommes solidaires, emportés par la même planète, équipage d’un même navire ». Cette réflexion de Saint-Exupéry dans « Terre des hommes » nous indique la direction vers laquelle nous devons aller. Lorsque les temps sont difficiles, il est tentant pour certains capitaines de se contenter de caboter le long du rivage, au jour le jour. Ceux-là, tôt ou tard, rencontreront les récifs et courront le risque de se fracasser sur eux. Et puis, il y a ceux qui relèvent le défi de prendre le large parce qu’ils ont un cap et une boussole. Ceux-ci sont bien placés pour faire de Grandes Découvertes.
Permettez-moi de prendre pour exemple l’Afrique, confrontée à de graves défis : institutionnel, sécuritaire, climatique, démographique, humanitaire, migratoire, défis de la pauvreté et des inégalités.
Le recul démocratique illustré par le retour des coups d’Etat dont on considérait l’ère comme définitivement révolue, la persistance de la crise libyenne et la nouvelle crise au Soudan, le développement des menaces terroristes et criminelles dans le Sahel, le bassin du Lac Tchad et le golfe de Guinée, la crise des Grands Lacs, le développement des phénomènes extrêmes de sécheresse et d’inondation, les difficultés à amorcer la transition démographique et les déplacements massifs des populations (migrants, déplacés internes, refugiés) sont autant de manifestations de ces défis complexes et entrelacés. Oui vraiment entrelacés comme sont entrelacés la sécurité et le développement, le climat, la pauvreté, le terrorisme et le crime organisé.
Face à ces défis, l’Afrique a décidé de prendre le large, de se fixer un cap. En effet, elle a une vision, celle de l’Agenda 2063, l’agenda de l’Afrique que nous voulons, une Afrique en paix, unie, prospère, dirigée par ses propres enfants, une Afrique qui compte dans le concert des nations. Cette vision est accompagnée par la définition d’objectifs et projets phares comme « faire taire les armes », la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAf), le Plan de Développement des infrastructures en Afrique (PIDA), le Plan Détaillé du Développement de l’Agriculture en Afrique (PDDAA), la Grande Muraille Verte, le Plan du Développement Industriel de l’Afrique, la Vision Minière Africaine. En d’autres termes, il s’agit de réaliser les trois « D » : « Démocratie, Défense, Développement ». Dans cette perspective le rôle de l’Etat est déterminant, contrairement à ce que préconisait la thérapie des programmes d’ajustement structurel des années 1980 et 1990. Nous avons besoin d’un Etat stratège, d’institutions démocratiques fortes et stables car des institutions faibles, parce que mal respectées ou corrompues, ne sont pas en mesure de relever des défis d’une telle ampleur. La participation des citoyens- à la désignation de leurs dirigeants et au choix de leur avenir, notamment grâce à des élections libres et équitables- est donc essentielle pour garantir la sécurité humaine et le développement économique, social, environnemental et culturel. Créer et garantir de telles institutions est une obligation absolue : il s’agit de respecter ceux qui nous ont précédés et de protéger ceux qui nous succèderont. J’insiste sur ce dernier point, car comme l’a écrit l’un de nos hommes de culture, Boubou Hama, ancien Président de l’Assemblée Nationale du Niger : « Aujourd’hui n’épuise pas demain »
Mesdames et Messieurs,
Aujourd’hui, l’Afrique ne représente que 1% et 4% respectivement de la production mondiale et du commerce mondial. L’essentiel de ses exportations porte sur les matières premières. En dépit des handicaps actuels, elle sera la nouvelle frontière mondiale du développement, notamment industriel. Elle en a les atouts : la jeunesse de sa population, c’est-à-dire un actif démographique qu’on peut transformer en dividende économique notamment par l’éducation et la formation ; sa dotation en ressources agricoles avec 60% des terres arables du monde non encore mises en valeur, 30% du potentiel hydroélectrique mondial, d’immenses ressources en énergie solaire, en métaux et terres rares nécessaires à la transition énergétique. Pour citer un exemple, la République Démocratique du Congo et la Zambie totalisent, à elles seules, 80% des réserves mondiales de cobalt.
L’Afrique a donc le potentiel de son émergence. Cela nécessitera des investissements massifs dont la mobilisation est rendue encore plus difficile dans le contexte inflationniste actuel qui amène les banques centrales à mettre en place un resserrement des politiques monétaires rendant les coûts du crédit à l’économie plus élevés. Armé de la vision de l’agenda 2063, j’ai la ferme conviction que notre continent finira par surmonter toutes ces difficultés. Des décennies d’efforts sont nécessaires mais cela est possible. J’en ai la conviction après mes dix ans de présidence au cours desquelles j’ai mis en œuvre le programme de renaissance du Niger. Il s’agit d’un programme aligné sur l’agenda 2063 qui a permis d’amorcer la transformation du pays dans tous les domaines : politique, sécuritaire, économique, social et environnemental. Sur le plan politique nous avons renforcé la démocratie en réalisant la première alternance démocratique de l’histoire du pays. Sur le plan sécuritaire le Niger est un des pays les plus résilients dans une région où le terrorisme et le crime organisé sèment le chaos. Sur le plan économique, nous avons réalisé sur dix ans, en dépit de la covid 19, une croissance économique annuelle moyenne de 6% et réduit la pauvreté de 8 points de pourcentages. Sur le plan social nous avons notamment promu l’éducation, ce qui contribue à redéfinir la place de la femme dans la société. Nous avons accru les moyens consacrés à la santé et pris à bras le corps le défi de la transition démographique. Le Niger est aujourd’hui sur la bonne voie. Il est un des flambeaux dont la flamme éclaire notre continent. Ce qui s’y passe suscite l’espoir. Au-delà du Niger, la globalisation de la lutte, à l’échelle de l’ensemble du continent, nous permet de globaliser l’espoir.
En 1962-il y a 70 ans !, l’agronome René Dumont publiait « l’Afrique noire est mal partie ». Ce livre avait suscité de vives controverses de part et d’autre de la Méditerranée. L’Afrique a changé et ne cesse de se transformer. Ma conviction est que l’énergie et la créativité de sa jeunesse, ainsi que son potentiel en ressources naturelles, lui ouvrent un avenir radieux dans un monde où les défis sont nombreux et complexes.
Joyeux centenaire à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer !
Je vous remercie !