Selon un préjugé – bien favorable -, les Hommes de lettres seraient inaptes à la violence. Le raffinement que suppose leur métier semble antinomique avec la brutalité. Aussi, il est courant de parler d’un écrivain en ces termes : « Il s’occupe d’esthétique et de poésie. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Il est trop doux, voire mou pour ça ».
Et pourtant ! La réalité des faits invite à la circonspection. Car, l’affirmation de l’antinomie de littérature et la violence, en vérité, procède d’une essentialisation. L’idée selon laquelle le métier des lettres se réduit à l’exaltation du beau n’est pas historiquement confirmée. Elle ne peut l’être, dans la mesure où la littérature est potentiellement incitatrice à la violence. De tout temps, en effet, l’on a établi une certaine corrélation entre la parution des livres de haine et les déchainements de violence. A ce sujet, note Jacques Sémelin, à « travers le brio d’une écriture, [l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline] traduit la pénétration de l’antisémitisme dans la littérature et fait signe dans une époque : signe d’intolérance et de haine distillées par le poison des mots. Par làmême, Céline ouvre un autre espace de l’injure et du dénigrement des juifs dans la sphère publique ». Témoin ce passage de son roman Bagatelle pour un massacre : « Les juifs, hybrides afroasiatiques, quart, demi-nègres et proches orientaux, forniqueurs déchaînés, n’ont rien à faire dans ce pays. Ils doivent foutre le camp ». Que d’antisémites y ont perçu une légitimation de la violence, contre les juifs ! De nos jours la littérature inflige, de moins en moins, la violence par personne interposée. Elle porte en ellemême son venin – vecteur de souffrance, de violence morale.
A l’heure des linges sales en public, nous assistons à l’émergence d’une industrie rentable : la littérature-réquisitoire qui se substitue aux tribunaux. Celleci, – faite de mises en cause personnelles, de déballages de vies privées et autres humiliations – souligne le degré de violence, que permettent les mots. En occident, le mouvement mee too aura conduit beaucoup de victimes – réelles ou supposées – à livrer leurs « bourreaux » à la vindicte populaire. Point n’est besoin de décision judiciaire. La condamnation littéraire frappe jusqu’à la mort sociale. Bien entendu, il n’est pas question d’approuver les abus sexuels quel qu’en soient les auteurs. Cependant, l’on conviendra qu’une société éprise de justice doit prévenir les dommages irrémédiables. Or, par ses effets immédiatement et irrévocablement rédhibitoires, la littératureréquisitoire met au pilori d’éventuels innocents. Même judiciairement blanchis, ceux-ci souffriront l’infamie des accusations livresques, propagées par-delà le monde et par-delà les siècles. Pour les condamnés ou repentis, a fortiori, la littérature-réquisitoire ruine toute chance de réinsertion sociale. Forcé de constater, avec BADO Laurent, que « la plume a fait beaucoup plus de victimes que l’épée depuis les six derniers siècles de l’humanité ». Sinon davantage ! Exit, alors, la théorie de l’étanchéité de la littérature à la violence – énième tarte à la crème ! Aussi, n’oublions pas qu’un Joseph Goebbels – huile du nazisme – fut romancier et auteur d’une thèse de doctorat sur le…romantisme. C’est dire !
En sens inverse, la violence est souvent au fondement de la littérature. Soit qu’elle oriente vers la carrière littéraire. Soit qu’elle inspire des œuvres littéraires. Sartre a réalisé d’importants travaux sur Gustave Flaubert, publiés sous le titre L’idiot de la famille. Il nous y apprend que l’auteur de Madame Bovary eut dans son enfance un père « autoritaire ». Vers l’âge de sept ans, sa mère essaie de lui apprendre la lecture, en vain. Le pater familias prend le relais « à sa manière autoritaire, par la menace et la peur, tout en le gratifiant d’un « c’est insuffisant ». Il en résulte, poursuit Sartre, un complexe d’infériorité pour Gustave qui sera rejeté par son père et donne à ce rejet une explication simple, la supériorité flagrante de son frère aîné, Achille, élève brillant et célébré comme tel ». Le cas flaubertien illustre une violence psychologique infligée à un enfant, certes, non-intentionnellement. Pour autant, la victime en restera durablement marquée. Pour en guérir, le jeune Flaubert s’intéresse progressivement à la comédie et à l’écriture. Par la « médiation de l’imaginaire », il évacue les douleurs d’enfance. Il prend conscience, à l’occasion, de son talent et de sa vocation littéraires. Par le travail acharné – sans cesse recommencé -, Flaubert devient une pointure, une gloire de la littérature française. Ici, comme ailleurs, Sartre vérifie la pertinence de l’existentialisme : « l’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire de ce qu’on a fait de lui ». (Question de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 127). S’agissant des ouvrages littéraires inspirés par la violence, le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont légion. D’ailleurs, l’on a soutenu que l’écriture littéraire est une manière d’échapper à la violence du monde, qui prend des formes diverses de malaise auxquelles tente d’échapper l’écrivain. C’est surtout vrai de la poésie, généralement suscitée par le blues ; mais également du roman qu’on a défini comme une « violence littéraire dressé contre la violence du monde » (Philippe Muray). Sous ce considérant, toute œuvre doit sa naissance à la violence qu’elle est censée canaliser, si non anéantir… Mais, plus spécifiquement, nous citerons dans la littérature ouest-africaine : Abboki ou l’appel de la Côte de M. Halilou Sabbo, qui décrit la violence – comme source et contexte de l’exode rurale ; Allah n’est pas obligé – prototype même du roman inspiré de la violence, en l’occurrence, les fortes convulsions politiques ayant marqué l’Afrique postindépendance. L’ouvrage a tout l’air d’un film d’horreur. La suite, Quand on refuse on dit nom, est à l’avenant. Kourouma y manie l’art des descriptions macabres.
Moyen d’intimidation, la violence participe par ailleurs de la censure. C’est ainsi qu’un Norbert Zongo dut passer par la case torture, sans renoncer à publier son roman Le parachutage. D’une manière générale, la crainte de représailles inhibe la créativité littéraire dans les républiques bananières.
Abdoul-Malik ISSOUFA