OPINION
« L’avènement des trois juntes au Sahel aura été une malédiction pour nos pays »
Par Issouf Ag MAHA, écrivain nigérien.
Les bouleversements socio-politiques intervenus au Sahel ces dernières années deviennent chaque jour plus préoccupants et doivent interpeller intellectuels, hommes politiques et leaders d’opinion de la région. Il en va de leur responsabilité devant l’Histoire, car tout laisse présager une crise sociale, économique et sécuritaire sans précédent.
La dynamique en cours est d’une extrême gravité au point où tout observateur doit se poser la question sur l’avenir même de ces États et de leur existence future. En observant de près le quotidien des populations sahéliennes en cette année 2024, on réalise que l’heure est grave. Entre l’insécurité qui martyrise chaque jour les forces de défense et de sécurité et les populations rurales déjà fragilisées par un climat hostile, fait de sécheresses extrêmes et d’inondations les plus violentes, tout laisse présager une crise sociale, économique et sécuritaire sans précédent.
L’insécurité qui sévit dans cet espace depuis plus de dix ans connaît son paroxysme. Des attaques spectaculaires se font sur des positions symbolisant l’État pour faire parler de soi en passant par des rapts d’Occidentaux visant à récolter d’éventuelles rançons. L’insécurité a ainsi évolué crescendo, atteignant à ce jour des proportions gravissimes avec la nébuleuse terroriste Daech (État islamique) et ses diverses branches, dont personne ne maîtrise véritablement l’agenda.
Nous savons que depuis quelques années, le Sahel est devenu l’une des régions du monde où les organisations terroristes sont les plus actives, et qu’il a enregistré le plus grand nombre de décès dus aux groupes armés terroristes. Nous savons également qu’après sa défaite en Syrie et en Irak et la perte de ses territoires, Daech s’est progressivement rabattu sur le Sahel et a commencé à se transformer progressivement en mouvement idéologique visant à remettre fondamentalement en cause les formes républicaines de ces États.
Malheureusement, les officiers supérieurs sahéliens, ayant essuyé des pertes d’envergure face aux terroristes, n’ont rien trouvé de mieux que de se retourner contre les institutions qu’ils sont censés protéger et pérenniser, les dissolvant les unes après les autres pour s’installer au pouvoir dans les capitales. Cette nouvelle « mode » qui a atteint les États du sahel les plus fragiles et les plus exposés en l’occurrence le Mali, le Niger et le Burkina Faso, a malheureusement créé un terreau favorable à la poussée du terrorisme et met plus que jamais en danger l’existence des ces pays dans leur forme actuelle.
. L’impuissance manifeste des hiérarchies militaires
En effet, au-delà des actions en rupture avec toute logique de guerre alliant massacre des otages et des civils sans défense, les groupes armés avancent chaque jour inexorablement et contrôlent désormais des espaces dans lesquels ils instaurent terreur et désolation, pillages de bétail, assassinats, tortures et viols. Des compagnies entières sont massacrées et des villages entiers décimés sans espoir de secours et souvent sans la moindre compassion de la part de l’État et du gouvernement. Ce phénomène, alliant banalisation de la mort et impuissance manifeste de la hiérarchie militaire face à des groupes armés, peu connu de nos historiens et de nos politologues, prend de court les communautés sahéliennes.
Le prétexte sécuritaire ayant servi à la remise en cause des démocraties, soutenu par quelques opportunistes et des opposants optant pour le « À défaut de gagner, autant le chaos » a volé en éclat face au temps et à la réalité du terrain.
L’espoir suscité par le partenariat avec la Russie – connue pour sa puissance de feu et le recours aux mercenaires Wagner bien connus pour leur barbarie – fond comme beurre au soleil
. Une aventure chaotique et dommageable aux trois pays
Malheureusement, après quatre années d’expérience au Mali puis deux ans au Burkina et un an au Niger, l’aventure des trois juntes s’est avérée chaotique et constitue un recul très dommageable pour ces pays. Une tâche bien crasseuse qui aura une place de choix dans les annales de l’histoire récente des trois États. Pire, les trois juntes au pouvoir foncent têtes baissées vers l’isolement total en reniant l’espace CEDEAO si bénéfique pour leurs populations, et en se refermant dans des frontières sans aucun accès à la mer, asphyxiant de fait leur économie au nom de l’indépendance et de la Souveraineté. Acculées de toutes parts, les juntes s’enfoncent dans le déni des droits individuels et collectifs, remettent en cause les acquis démocratiques, la décentralisation, le droit d’association et le débat politique.
L’heure est suffisamment grave pour que les hommes politiques et les intellectuels sahéliens s’invitent dans le débat et dans l’action, au risque de passer pour les complices tacites de la dislocation rampante de nos États. Il s’agit là d’une grande responsabilité devant l’Histoire. Si la dynamique actuelle continue, nous ne devons exclure la prise en otages de ces États par les nébuleuses terroristes qui créeront en lieu et place des républiques, des khalifats basés sur la charia et tournant ainsi une nouvelle page de l’histoire de nos pays.
Les militaires qui sont au pouvoir ne reconnaîtront jamais leur défaite, ni même d’avoir entraîné ces Etats à la perte. Ils se maintiendront au pouvoir par des prolongations incessantes de leurs régimes et la répression de plus en plus violente des voix discordantes.
. Des initiatives chimérique et contre-performantes
Parmi les points forts de « la lutte de libération » engagée par les trois juntes du Sahel, on peut citer cinq initiatives phares qui s’avèrent pour l’essentiel bancales.
Il s’agit notamment de :
1. Dans le cadre de la défense nationale – La remise en cause des partenariats stratégiques avec les puissances occidentales, privant les FDS d’un précieux soutien dans la lutte contre le terrorisme. Ceci a occasionné la multiplication tous azimuts des attaques terroristes.
2. Dans le cadre économique – Le départ annoncé avec effet immédiat de la CEDEAO, une institution d’intégration si bénéfique pour les populations et l’économie, est la pire des décisions. Rien que la fermeture de la frontière entre le Niger et le Bénin a eu des conséquences désastreuses pour le quotidien des populations qui ont vu monter en flèche le coût de la vie. Les maigres ressources de l’État sont utilisées pour payer à grands frais la prestation des mercenaires russes chargés de porter le flambeau de la lutte et de la défense nationale.
3. Dans le cadre des finances – La création d’une monnaie unique propre aux trois États est restée lettre morte, une initiative théorique et qui s’est vite avérée chimérique.
4. Dans le cadre de la création d’une confédération des États du Sahel – Quitter une organisation régionale composée de quinze États socialement, culturellement et économiquement diversifiés pour se recroqueviller sur les trois pays les plus démunis et les plus soumis à l’insécurité et au terrorisme est une initiative fort surprenante.
5. Dans le cadre géopolitique – Tourner le dos à l’Occident et aux pays développés dans son partenariat au développement pour s’accrocher à la Russie, une puissance nucléaire certes mais un pays classé économiquement émergent, est une drôle de réflexion.
Avec du recul, on réalise aisément aujourd’hui que l’avènement des trois juntes au Sahel aura été une malédiction pour nos pays. Les annonces faites à grandes pompes aux peuples ont montré leur limite les unes après les autres.
. La suprématie des mercenaires russes « blancs » remise en cause
Par ailleurs, de tout ce qu’on pensait provoquer la fin de l’AES, en l’occurrence la détresse et la colère éventuelle des populations prises en otage et martyrisées par l’insécurité et la crise économique, c’est visiblement la formule « Wagner » qui sonnera le glas de la confédération mort-née des États du Sahel. Et pour cause : même si la victoire historique des trois États sur le CSP DPA à Kidal – victoire qui a créé l’enthousiasme et a galvanisé les juntes au point d’en faire l’annonce glorieuse du sommet de Niamey – trois phénomènes d’actualité ont faussé les calculs.
Il s’agit d’abord du revers de Tchinzawaten qui, au-delà de son caractère spectaculaire, remet en cause la suprématie systématique des mercenaires « blancs » sur les combattants locaux.
Il s’agit ensuite du faux départ du convoi burkinabè parti en renfort en direction de Tchinzawaten pour voler au secours des FAMAs et qui est tombé dans une embuscade des GAT, y laissant des morts, du matériel roulant, des armes et des munitions.
. Vers la fin imminente de l’aventure AES
Cet épisode a calmé les ardeurs de la junte nigérienne qui a bien daigné oublier momentanément ses engagements vis-à-vis de la confédération.
Il s’agit enfin de l’offensive Ukrainienne en Russie, offensive qui a pris Moscou au dépourvu au point de solliciter le rapatriement illico en Russie des éléments Wagner déployés en Afrique. Une annonce extrêmement grave et qui provoque la panique des juntes sahéliennes.
Au-delà de vouloir avoir des hommes aguerris, l’opération Wagner en Afrique a manifestement terni l’image de la Russie dans le monde. Sans oublier que la CPI constitue en ce moment un dossier accablant sur la junte malienne et sur les mercenaires russes déployés au Nord du mali.
Nous voyons clairement que la conjoncture actuelle annonce la fin imminente de l’aventure AES.
Une contribution de Issouf Ag MAHA
Écrivain nigérien, ancien Élu
Paris, le 19 Août 2024